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— Il est en retard, dit en afrikaans Pieter de Vaal, ministre de la Défense de l’Afrique du Sud.
Il lève la glace de son compartiment et se penche, fouillant la route qui court le long de la voie de garage. Ses paroles s’adressent à un homme aux yeux bleus glacés, grand et mince dans son uniforme de colonel.
— Si Patrick Fawkes est en retard, dit-il en faisant tinter la glace dans son verre, il doit avoir une bonne raison.
De Vaal se détourne de la fenêtre et passe ses deux mains dans sa chevelure grise et drue. Il ressemble plus à un professeur de langues anciennes qu’au chef inflexible de la seconde puissance militaire du continent africain. Il n’a pourtant pas hérité d’un poste précisément facile. Il est le cinquième ministre de la Défense depuis sept ans. Ses prédécesseurs n’ont jamais tenu plus de cinq mois.
— C’est une attitude typiquement anglaise, reprend-il avec impatience. Un Anglais ne vit que pour le gin, la Reine, et dans une réserve flegmatique soigneusement apprise. On ne peut pas compter sur eux.
— Si, par malheur, vous avez seulement l’air de le prendre pour un Anglais, herr Ministre, vous ne tirerez rien de lui, remarque le colonel Joris Zeegler en vidant son verre et en l’emplissant de nouveau. Fawkes est écossais. Je vous suggère très respectueusement d’essayer de ne pas l’oublier, monsieur.
Le ton un peu cavalier n’arrache à de Vaal aucun signe de colère. Il accueille avec le plus grand sérieux les remarques de son chef des services de renseignements. On sait fort bien au ministère que les succès de De Vaal, qui a pu écraser les raids des terroristes venus de l’extérieur, comme les soulèvements intérieurs, sont dus largement à l’habileté qu’a montrée Zeegler à infiltrer les organisations d’insurgés d’hommes à lui et admirablement préparés.
— Anglais, Ecossais… je préférerais avoir affaire à un Afrikaander.
— Je le conçois, dit Zeegler, mais Fawkes est le plus qualifié pour donner son opinion sur le projet. Un mois de recherches parmi le personnel militaire le plus expérimenté et à l’aide d’un ordinateur l’ont démontré. (Il ouvre un dossier.) Vingt-cinq ans de bons et loyaux services dans la Marine royale britannique. Quinze dans le génie maritime. Deux ans de commandement du H.M.S. Audacious. Et la fin de son service actif comme directeur du service des constructions mécaniques à l’arsenal de la Marine royale de Grimsby. A acheté une ferme dans le nord du Natal et s’y est retiré il y a onze ans.
— Et que dit votre ordinateur de la manière dont il pouponne ses travailleurs bantous ?
— J’admets que distribuer une part des profits de son domaine aux Noirs et aux métis soit le geste d’un libéral. Mais il n’en reste pas moins vrai que Fawkes a édifié en un temps extrêmement court le plus beau domaine au nord du Natal. Ses gens lui sont dévoués jusqu’à la mort. Malheur au communiste qui se hasarderait à faire de l’agitation sur les terres de Fawkes.
De Vaal s’apprête à proférer une autre remarque désabusée lorsqu’on frappe à la porte. Un jeune officier entre et se fige au garde-à-vous.
— Je vous demande pardon, herr Ministre, mais le capitaine Fawkes vient d’arriver.
— Faites-le entrer.
Fawkes baisse la tête sous le chambranle et fait son apparition. De Vaal le fixe en silence. Il ne s’attendait pas à quelqu’un d’une telle taille et dont le visage serait fraîchement labouré en une dizaine d’endroits. Il tend la main.
— Capitaine Fawkes, ravi de vous voir, dit de Vaal en afrikaans. C’est très aimable à vous de vous être imposé ce voyage.
Fawkes écrase la main du ministre dans la sienne.
— Pardonnez-moi, monsieur, mais je ne parle pas votre langue.
De Vaal passe instantanément à l’anglais.
— Pardonnez-moi à mon tour, dit-il avec un léger sourire. J’oublie toujours que les Angl… euh… que les Ecossais n’ont pas le don des langues.
— Il faut croire que nous sommes un peu bornés.
— Pardonnez-moi l’expression, Capitaine, mais on dirait que vous vous êtes rasé avec un cactus.
— Je suis tombé dans une embuscade. De jeunes salopards m’ont cassé mon pare-brise. Je me serais bien arrêté à l’hôpital, mais j’étais déjà en retard pour notre rendez-vous.
De Vaal prend Fawkes par le bras et l’amène vers un fauteuil.
— J’ai l’impression qu’un verre vous ferait le plus grand bien. Joris, voulez-vous faire la jeune fille de la maison ? Capitaine Fawkes, je vous présente le colonel Joris Zeegler, chef des services de renseignements du ministère de la Défense d’Afrique du Sud.
Zeegler salue de la tête et présente une bouteille.
— J’imagine que vous préférez le whisky, Capitaine ?
— Oui, c’est vrai, colonel.
De Vaal va à la porte et l’ouvre.
— Lieutenant Anders, dit-il, allez avertir le docteur Steedt que nous avons, un patient qui l’attend.
— Je pense que vous le trouverez dans son compartiment, en train de faire une sieste. (Il referme la porte et revient vers son visiteur.) Commençons par le commencement. Voyons, en attendant notre excellent docteur, peut-être aurez-vous la bonté de nous raconter cette embuscade en détail.
Le docteur vient, opère et repart, en se plaignant de cette espèce de cuir d’éléphant que Fawkes appelle sa peau. A l’exception de deux entailles qui exigent trois points de suture, le médecin se contente de passer un antiseptique sur les autres.
— Vous avez de la chance que ces marques ne ressemblent pas à celles que feraient des ongles, sinon vous auriez du mal à expliquer ça à votre femme, plaisante-t-il en refermant sa trousse.
— Vous êtes certain que cette attaque ne faisait pas partie d’un plan d’ensemble ? demande de Vaal après le départ du médecin.
— Apparemment pas. Ce n’étaient que des gosses de la brousse, des petits bougres dépenaillés. Dieu seul sait ce qui diable a pu les prendre !
— J’ai peur que votre bagarre avec ces jeunes buveurs de sang ne soit pas un fait isolé, dit lentement De Vaal.
— Votre récit. Capitaine, confirme Zeegler, présente un peu le même modus operandi qu’une douzaine au moins d’autres attaques menées depuis deux mois.
— Si vous voulez mon avis, gronde Fawkes, cette maudite A.R.A. est derrière tout ça.
— On peut, en effet, accuser l’Armée révolutionnaire africaine d’en être indirectement la cause, dit Zeegler en tirant sur un mince cigare.
— La moitié des jeunes Noirs de douze à dix-huit ans d’ici au Cap donneraient leurs testicules pour être soldat de l’A.R.A., intervient de Vaal. C’est une sorte de manifestation du culte du héros.
— Il faut rendre justice, même au diable, dit Zeegler. Ce Hiram Lusana est aussi bon psychologue que propagandiste et tacticien.
— Certes, dit Fawkes en regardant le colonel, j’ai beaucoup entendu parler de ce salopard. Comment a-t-il pu devenir le leader de l’A.R.A. ?
— Il s’est imposé. C’est un Noir des Etats-Unis qui a fait une énorme fortune dans le trafic international de la drogue. Mais la richesse ne lui suffisait pas. Il rêve de grandeur et de pouvoir. Il a donc cédé son affaire à un syndicat français, puis il est arrivé en Afrique où il a commencé à lever et à équiper son armée personnelle de libération.
— Cela semble une entreprise énorme pour un homme seul, remarque Fawkes, même pour un homme cousu d’or.
— Pas tellement écrasante si vous êtes soutenu et soutenu à fond, explique Zeegler. Les Chinois lui fournissent son armement et les Vietnamiens entraînent ses hommes. Heureusement, nos forces de sécurité les mettent constamment en déroute.
— Mais notre gouvernement s’effondrera sûrement si nous sommes soumis à un blocus économique prolongé, ajoute de Vaal. Or, le plan de Lusana consiste à mener une guerre « propre ». Pas de terrorisme, pas de massacres de femmes et d’enfants innocents. Jusqu’à présent, ses forces ne se sont attaquées qu’aux installations militaires. De cette manière, en jouant les libérateurs civilisés, Lusana obtiendra vite un total soutien moral et matériel des Etats-Unis, de l’Europe et des puissances du tiers-monde. Lorsqu’il aura atteint cet objectif, il pourra user de son influence toute nouvelle pour couper nos relations économiques avec le monde extérieur. Et la disparition de l’Afrique du Sud ne sera que l’affaire de quelques semaines.
— N’y a-t-il aucun moyen de venir à bout de Lusana ? demanda Fawkes.
— C’est chose possible, à la condition que nous ayons votre bénédiction, dit de Vaal en fixant le retraité de la Marine de Sa Majesté.
Fawkes regarde le ministre, l’air stupéfait.
— Je ne suis qu’un marin devenu terrien et fermier. Je ne connais rien à la guerre d’insurrection. En quoi pourrais-je servir le ministre de la Défense ?
Sans répondre, de Vaal tend à Fawkes un livre relié en cuir et de la taille d’un mince registre de comptabilité.
— Voici ce que l’on appelle l’opération Eglantine.
Les lumières de Pembroke s’allument une à une dans la lueur du crépuscule. Une courte averse s’est abattue contre les glaces du compartiment en laissant une myriade de zébrures. Les lunettes de Fawkes chevauchent son grand nez et grossissent ses yeux qui sans arrêt parcourent les pages. Il est tellement perdu dans sa lecture qu’il mâchonne machinalement le tuyau de sa pipe depuis longtemps éteinte.
Il est 8 heures passées lorsqu’il referme le dossier de l’opération Eglantine. Il reste un long moment plongé dans une sombre méditation. Finalement, il secoue la tête d’un air las.
— Je prie le Ciel que l’on n’en arrive jamais à cette extrémité, dit-il doucement.
— Je suis entièrement de votre avis, fait de Vaal, mais le moment n’est pas très éloigné où nous serons le dos au mur, et l’opération Eglantine pourrait être fort bien alors le seul moyen qui nous reste d’échapper à l’anéantissement.
— Je ne vois toujours pas ce que vous attendez de moi, messieurs.
— Simplement votre opinion, Capitaine, dit Zeegler. Nous avons étudié toutes les possibilités de ce plan et nous savons ce que les ordinateurs disent de ses chances de succès. Nous attendons que votre longue expérience nous en donne le pour et le contre du point de vue de l’homme.
— Je peux vous dire tout de suite que votre plan est à peu près impossible, répond Fawkes. Et pour ce que ça me coûte, j’ajouterai « dément ». Ce que vous projetez est simplement du terrorisme sous son pire aspect.
— Exactement, reconnaît de Vaal. En nous servant d’un corps expéditionnaire qui passerait pour une unité de l’Armée révolutionnaire africaine, nous pourrions arracher aux Noirs leur soutien international et le ramener dans le camp de l’Afrique du Sud.
— Pour survivre, il nous faut le soutien des pays comme les Etats-Unis, explique Zeegler.
— Ce qui s’est passé en Rhodésie peut se produire chez nous, poursuit de Vaal : toute la propriété privée, les fermes, le commerce, les banques, saisis et nationalisés ; les Noirs et les Blancs massacrés dans les rues, des milliers de gens chassés de leur pays avec tout juste leurs vêtements sur le dos ; un nouveau gouvernement noir d’inspiration communiste, une dictature tribale, despotique, exploitant son propre peuple virtuellement réduit à l’esclavage. Vous pouvez être assuré, Capitaine Fawkes, que le jour où notre gouvernement tomberait, il ne serait pas remplacé par un autre respectueux du principe démocratique.
— Nous ne sommes pas certains que cela arrivera ici, dit Fawkes et, même si nous pouvions lire dans une boule de cristal et prévoir le pire, cela ne justifierait pas l’exécution de l’opération Eglantine.
— Ce n’est pas un jugement de moralité que j’attends, dit sèchement de Vaal. Vous avez jugé le plan impossible. Je m’en tiens là.
Après le départ de Fawkes, de Vaal remplit son verre.
— Le capitaine a été franc. Je lui rends cette justice.
— Il a, par ailleurs, absolument raison, dit Zeegler. L’opération Eglantine est du terrorisme au dernier degré.
— Peut-être, murmure de Vaal. Mais quel choix reste-t-il lorsqu’on gagne des batailles et que l’on perd une guerre ?
— Je ne suis pas grand stratège, répond Zeegler. Mais je reste convaincu que l’opération Eglantine n’est pas la solution, monsieur le Ministre. Je vous conjure de classer ce dossier.
De Vaal pèse les paroles de Zeegler pendant un long moment.
— Bien, colonel. Rassemblez tous les documents relatifs à l’opération, scellez-les et placez-les dans le coffre du ministère à côté des autres hypothèses d’école.
— Certainement, monsieur, dit Zeegler sans cacher un soupir de soulagement.
De Vaal examine le liquide dans son verre. Puis il lève sur Zeegler un regard pensif.
— Dommage, grand dommage. Cela aurait peut-être marché.
Fawkes est ivre.
Si on retirait brusquement de sous ses coudes l’immense bar du Pembroke Hôtel, l’ancien capitaine de vaisseau tomberait face contre terre. Il s’aperçoit vaguement qu’il est le dernier client. Il commande un verre de plus et constate avec une certaine allégresse sadique que l’heure de la fermeture est depuis longtemps passée et que le petit barman qui dépasse à peine son comptoir, se garde bien de lui demander de partir.
— Tout va bien, monsieur ? hasarde prudemment le barman.
— Non, bon Dieu ! rugit Fawkes. J’ai une formidable envie de dégueuler.
— Si je peux me permettre, monsieur, mais si cela vous fait tant de mal, pourquoi buvez-vous comme ça ?
— Ce n’est pas le whisky qui me fait mal aux tripes. C’est l’opération Eglantine.
— Je vous demande pardon ?
Fawkes jette un coup d’œil autour de lui et se penche sur le bar.
— Si je vous disais que j’étais avec le ministre de la Défense, à la gare, là, au coin de la rue, il n’y a pas plus de trois heures, hein ?
Un sourire entendu naît sur les lèvres du barman.
— Alors le ministre de la Défense doit être sorcier, monsieur Fawkes.
— Sorcier ?
— Oui, il faut l’être pour se trouver à la même heure en deux endroits différents.
— Expliquez-vous, mon gars.
Le barman prend un journal dans le bar, le met sous le nez de Fawkes, lui montre du doigt un article en première page et lit la légende de la photo.
— Pieter de Vaal, ministre de la Défense, arrive à l’hôpital de Port-Elizabeth où il doit subir une intervention chirurgicale.
— Impossible !
— C’est le journal de ce soir, précise le barman. Vous admettrez que le ministre a non seulement d’extraordinaires facultés de récupération, mais aussi un train à grande vitesse : Port-Elizabeth est à 1 000 kilomètres d’ici dans le Sud.
Fawkes s’empare du journal, secoue la tête pour s’éclaircir la vue et met ses lunettes pour lire l’article. Le barman a dit vrai. Il lui jette une poignée de billets, va d’un pas mal assuré vers la porte, le hall de l’hôtel et se retrouve dans la rue.
Quand il arrive à la gare, elle est déserte. La lune brille sur les rails vides. Le train de de Vaal a disparu.